Marie Mouline. Publié le 19 août 2025 dans l’Humanité

Un an après la transformation de la verrerie en coopérative, les premiers résultats sont encourageants. L’entreprise a pourtant traversé de fortes turbulences, placée cinq fois en redressement judiciaire depuis le début des années 2000. Retour sur l’aventure vécue par les salariés, les changements insufflés par le modèle SCOP, et les perspectives pour l’entreprise.
Le dirigeant de Duralex, François Marciano, jette par terre le verre qu’il tient à la main. C’est pour illustrer sa résistance : « Le verre Duralex est trois fois et demie plus costaud qu’un autre verre », explique-t-il. François Marciano ne tarit pas d’éloges sur le savoir-faire français. Celui dont le grand-père était souffleur de verre critique la mauvaise qualité des verres fabriqués en Chine, sans oublier les concurrents des pays voisins.
« Dans l’esprit des gens, ce sont les Italiens qui savent faire du verre, s’agace-t-il. C’est faux. Ceux qui savent faire du verre creux, ce sont les Français. » Pour lui, l’avantage compétitif du pays ne fait pas de doute. Mais sa certitude porte plus globalement sur la réussite de son entreprise. C’est cette conviction qui l’a mené à déposer un dossier auprès du tribunal de commerce pour créer la SCOP Duralex au printemps 2024.
En redressement pour la cinquième fois en 25 ans
Pourtant, personne n’aurait misé un centime sur l’entreprise à l’époque. La verrerie mythique venait d’être placée en redressement judiciaire, pour la cinquième fois en vingt-cinq ans : 2004, 2008, 2020 et 2022, et enfin 2024. Lors du précédent redressement judiciaire, en 2022, l’entreprise avait été rachetée par Pyrex, une autre légende du verre.
En avril 2024, les salariés ne s’attendaient pas à l’annonce de la cessation de paiements, vécue comme un « coup de massue », selon les mots de Laure Cerandon, responsable d’une équipe de conditionnement en interne. « On s’est dit que cette fois-là, on allait passer à la casserole », témoigne Jean-Louis Bourassa, cariste, 65 ans.
L’angoisse des salariés reposait sur un pronostic donné par le juge du tribunal de commerce en 2022 : « Il avait dit : ”cette fois c’est votre dernière chance avant la liquidation judiciaire” », témoigne Suliman El Moussaoui, conducteur de machine, syndicaliste CFDT.
Cependant, pour les salariés ce n’est pas l’usine qui pose problème, mais les décisions des dirigeants qui s’y sont succédé. « Avant on savait faire. Et pourquoi on ne savait plus faire ? Parce que les anciens dirigeants ont délaissé l’entreprise : ils se sont gavés », laisse tomber le syndicaliste CFDT.
Les repreneurs ont pillé Duralex
« Tous les repreneurs ont pillé Duralex », dénonce aussi François Marciano. Un discours qu’on retrouve en écho dans tous les ateliers. Les noms des anciens propriétaires, Antoine Ioannidès et Sinan Solmaz, sont sur toutes les lèvres. « Des personnalités malhonnêtes », tranche Steven Simon, conducteur de machine dans l’entreprise depuis dix-neuf ans. En 2014, Sinan Solmaz a été condamné par la justice pour abus de biens sociaux.

Mais c’est plus largement un manque d’investissements à répétition qui est dénoncé. « La première fois que j’ai visité l’usine, j’ai halluciné, explique le dirigeant actuel, je me croyais aux verreries d’Arc en 1987. » Les locaux sont vétustes, les machines vieillissantes. Les moules des produits n’ont jamais été renouvelés. « Ici, depuis 1997, il n’y a pas eu de nouveautés. C’est la maladie Duralex », analyse le dirigeant.
Quand il dépose le projet de SCOP, sa stratégie pour faire repartir Duralex est claire. « Nous, ce qu’on veut ce sont de nouveaux verres, un nouveau design, de nouvelles formes. C’est moderniser », explique-t-il. Mais aussi produire davantage, et donc embaucher dans une usine qui n’a plus que « la peau sur les os », d’après les mots de Suliman El Moussaoui, c’est-à-dire 240 salariés. Dernier objectif prioritaire : se réimplanter en France, chez des clients qui avaient été délaissés, notamment les traditionnelles cantines scolaires. Mais aussi se développer à l’international : en Asie, qui achète cher le « made in France », puis en Europe.
Convaincre en interne
Mais avant de pouvoir développer sa stratégie, il a fallu que le projet de SCOP soit choisi par le tribunal de commerce. Et d’abord il fallait convaincre en interne. Dans une coopérative, les salariés détiennent au moins 51 % du capital. Au début tout le monde n’est pas décidé : « On avait peur de ne pas être soutenu », reconnaît Suliman El Moussaoui, dont le syndicat a d’emblée défendu le projet. Certains soutenaient le directeur, d’autres ne lui faisaient pas confiance, lui reprochant de ne pas avoir sauvé l’entreprise au temps de Pyrex.
Les syndicats avaient présenté aux salariés les deux offres sérieuses de reprise, avec transparence : celle de la SCOP, mais aussi celle d’un industriel, Tourres et Cie, indiquant les points positifs et négatifs des deux offres. Celle de l’industriel recevait un soutien assumé de l’État : 7 millions d’euros. En face, le ministère de l’Économie n’avait proposé que 400 000 euros à la SCOP. Tout le monde le savait : les banques aussi étaient réticentes à prêter de l’argent. Certains salariés craignaient que la SCOP ne manque d’investissements.
60 % des salariés investissent
Mais surtout, les salariés devaient prendre le risque d’acheter dix parts de l’entreprise à 50 euros chacune pour devenir actionnaire. Jean-Louis Bourassa témoigne de l’incertitude qui l’a traversé : « Au début c’est inquiétant quand même. Moi j’ai mis les 500 euros qu’on avait demandés au départ. Mais tu te dis « est-ce que je les mets à bon escient ? » » D’autres ont donné dès la présentation du projet : « J’y croyais, dit simplement Pascal Chignaguet, fondeur, à un moment donné, il faut que ça change. »
Ce sont finalement 60 % des salariés qui investissent. 80 % d’entre eux soutiennent le projet de SCOP face à Tourres et Cie. « La SCOP c’était le seul moyen de garder tout le monde, de faire le moins de casse possible », explique Jean-Louis Bourassa. Cinquante licenciements étaient prévus dans le projet de l’industriel. « Si les salariés ont repris l’usine, ce n’est pas pour s’enrichir, analyse François Marciano, ils ont repris l’usine pour sauver l’usine et leur emploi. »
Un engagement des salariés qui a marqué leur rapport à l’entreprise, même si leur quotidien n’a pas été révolutionné : « Le conseil d’administration se réunit tous les mois avec la direction, témoigne Steven Simon, mais ça revient au même. Le directeur du site est resté le même. » Duralex n’est pas devenu une organisation complètement horizontale, mais les salariés participent au contrôle de l’action de la direction.
Transparence de la vie de l’entreprise
D’abord grâce à la transparence en matière de vie de l’entreprise : « Après la réunion avec le comité de direction (codir), je fais un compte rendu pour envoyer aux actionnaires », explique Alexia, gestionnaire des paies et présidente du conseil d’administration. Les finances, les orientations stratégiques et les avancées du projet y sont présentées.
« Les salariés viennent me voir pour avoir les actualités de l’entreprise », témoigne-t-elle encore. Des propos confirmés par Suliman El Moussaoui : « Les salariés estiment qu’ils ont mis des parts et ils veulent un retour, pas forcément sur l’argent mais sur l’information, savoir comment sont gérées nos finances. »
Ces nouveaux renseignements ont aussi des effets sur les conversations : avant, les salariés ne regardaient pas les comptes de l’entreprise. Aujourd’hui, commenter la trajectoire du chiffre d’affaires avec les collègues est devenu une conversation habituelle.
Un an après la transformation en SCOP, les premiers résultats sont encourageants. L’évolution du chiffre d’affaires de Duralex peut même paraître inespérée : de 24 millions d’euros sur l’année 2024, il est passé à 31 millions en 2025, soit un tiers d’augmentation. L’entreprise n’est pas encore à l’équilibre, mais les prévisions économiques laissent penser qu’il sera atteint en 2027. Un engouement passager autour de la marque diraient certains mauvais esprits.
Les retours reçus de toutes parts confirment néanmoins la confiance du directeur et des syndicats dans la réussite de l’entreprise : « On a donné de l’espoir à beaucoup de gens, explique Suliman El Moussaoui, des clients, des ouvriers et des citoyens de toute la France. Ils disent « si vous avez réussi, nous aussi on peut le faire ». » François Marciano rappelle, espiègle : « Le modèle coopératif existait avant le modèle capitaliste. Les premiers commerces, c’étaient des coopératives. » La saga des Duralex fera peut-être des émules…